mardi 27 novembre 2018, 08:00

Aimé Jacquet : "Je suis un grand privilégié"

A l'occasion de l'anniversaire d'Aimé Jacquet le 27 novembre, FIFA.com vous propose de redécouvrir l'interview qu'ils nous avait accordée en 2007, près de dix ans après le jour de gloire de sa carrière d'entraîneur, et de tout le football français.

L'ancien sélectionneur des bleus évoque en détails le parcours qui a mené la France à son premier titre en Coupe du Monde de la FIFA à domicile en 1998.

M. Jacquet, votre brève carrière internationale en tant que joueur vous a-t-elle marqué ? Une sélection en équipe nationale représente d'abord la reconnaissance de tout le métier, c'est ensuite une récompense personnelle. Je me souviendrai toujours de la première de mes deux sélections en 1968 : un rassemblement dans la joie et la tension. Lorsqu'on vous portez le maillot national, que vous écoutez les hymnes, quelque chose parle en vous : "attention ! tu vas défendre le pays".

En tant qu'entraîneur, les sensations sont-elles les mêmes ? L'atmosphère est totalement autre, car le joueur pense à lui, tandis que l'entraîneur pense à tout : aux joueurs et à tout ce qui se passe autour. C'est un métier déstabilisant, mais ô combien fantastique quand on connaît la réussite ! J'avoue qu'on est constamment dans l'inquiétude, la remise en cause, donc jamais heureux. Il faut parvenir à l'événement et soulever le trophée, pour se dire : "ça y est, tu l'as, ça va !"

Lors de votre prise en main de l'équipe de France, fin 1993, vous disposiez de quatre ans pour préparer l'objectif. Pouvez-vous nous exposer le contexte ? Le fait qu'un changement de sélectionneur ait eu lieu implique que la période était difficile. Je n'avais qu'un objectif au départ : relancer l'équipe et l'emmener en Angleterre pour l'EURO 96. Je voulais que cette équipe aille se frotter à l'Europe, car, bien que performante, elle ne figurait plus dans les qualifications depuis de nombreuses années. Je ne pensais pas à la Coupe du Monde, c'est à partir du championnat d'Europe que je me suis projeté au-delà.

Comment gérez-vous ces deux ans de matches amicaux après l'EURO 96 ? Difficilement. Je disposais d'un effectif de qualité qu'il fallait rendre plus compétitif, et ce dans des matches sans enjeux - car il n'y a pas de matches amicaux à ce niveau. Mon souci était de mettre cette équipe sur orbite internationale, de lui donner la force d'affronter aussi bien l'adversaire que l'environnement. Notre fonctionnement intérieur nous a valu de nombreuses critiques, émanant de partout. La France étant le pays hôte de cette Coupe du Monde, elle devait s'afficher en conquérante et figurer dans le dernier carré. Ma part de réussite a consisté à associer des talents petit à petit. Ce travail m'a passionné et permis d'arriver à l'événement avec un potentiel extraordinaire de confiance, de sérénité et de lucidité.

On connaît aujourd'hui les pressions que les clubs, propriétaires des grands joueurs, exercent sur l'équipe nationale. A l'époque, les joueurs ont-ils de suite adhéré au projet ? Le joueur est d'abord confronté aux exigences de son club, ensuite seulement à l'identité nationale, mais celle-ci est plus forte que tout. On ne peut comprendre ce que représente la chance de revêtir le maillot national tant qu'on ne l'a pas porté. Ce fut un combat pour moi, car ils évoluaient dans de grands clubs, avec des objectifs fantastiques. Nous devions les interpeller sans cesse pour qu'ils endossent ce statut d'international. Je me suis déchargé de certaines situations sur mon staff technique et médical pour créer la confiance, nous avons fait le vide. Les joueurs ont adhéré, ils se sont même surpassés !

Comment avez-vous fusionné en un groupe des joueurs dispersés dans toute l'Europe, entraînés par des personnalités très dissemblables ? On avait 17 ou 18 joueurs en Allemagne, Angleterre, Espagne et Italie. Mon staff et la direction technique - 14 entraîneurs - voyageaient beaucoup. Ce réseau relationnel fort, entre les entraîneurs français et les entraîneurs auprès de qui nos joueurs évoluaient, nous a permis d'accéder à ce climat de confiance. Entre techniciens, on se comprend. Le joueur ne doit pas devenir un enjeu, mais s'épanouir avec les deux objectifs, avec les idées de chaque entraîneur. Nous avons bien réussi cette alchimie.

Ce fameux système de détection et de suivi à la française a beaucoup été copié après France 98. Oui, pourtant tout le monde avait recours aux mêmes méthodes, mais nous étions peut-être plus proches des joueurs. Quand l'un d'entre eux était en difficulté, ne jouait pas ou était blessé, nous étions près de lui. Il savait qu'il pouvait compter sur nous. Nous avons fait en sorte que les joueurs soient sereins, présents et performants vis à vis de leur club. Ils ont pour leur part compris qu'ils devaient faire des efforts pour conforter notre situation.

Nous voici à la Coupe du Monde de la FIFA 1998. Confirmez-vous avoir vécu le match contre l'Afrique du Sud comme une délivrance ? Aujourd'hui encore, j'ai des frissons lorsque j'évoque ce match. Un premier match marque la suite, la rendant malaisée ou plus facile. Nos adversaires étaient en pleine progression, ils nous avait percutés durement en match amical, et avaient un entraîneur français, Philippe Troussier. Le tout se déroulait à une époque où personne n'y croyait, à Marseille, sous le mistral ! Notre force intérieure était fantastique, mais encore fallait-il démarrer ! L'équipe que j'avais imaginée depuis deux ans était là ce jour-là. C'était un moment de vérité qu'il fallait transporter jusqu'au début du match. Après 20 minutes, nous essuyons un coup dur avec la perte de Guivarc'h. Et puis il y a eu cette mise en route fantastique.

Finale mise à part, le match contre le Danemark a été l'un des plus aboutis de l'équipe de France. Nous avions gagné nos deux premiers matches, mais voulions remporter le troisième pour être en tête de notre groupe. Je me suis dit : "Il faut que tu fasses jouer tous tes gars, que tu leur exprimes ta confiance". Et ça a été merveilleux mais très difficile aussi, contrairement à ce que l'on croit. Le Danemark a été audacieux et nous a percutés. Il a fallu tout le dynamisme du groupe pour renverser cette situation : notre potentiel n'était pas de 11 joueurs mais de 22.

Arrive ensuite le match à élimination directe contre le Paraguay, vous attendiez- vous à un tel dénouement ? Pas du tout. Nous savions que ce serait difficile, car les équipes sud-américaines sont habituées aux grandes rencontres. Notre supériorité visible ne se concrétisait pas et la délivrance s'est fait attendre, ce qui fut pénible à vivre sur le banc de touche. Pourtant, je ne pense pas avoir eu peur : nous dominions, donc il allait bien se passer quelque chose. Et c'est très logiquement que nous avons gagné dans la prolongation ; ce n'était pas immérité.

Depuis, le but en or a été supprimé. Pensez-vous que c'est une bonne chose ? Oui, je ne suis pas pour le but en or. Imaginez si nous avions perdu, cela aurait été injuste. Le but en or ne donnait pas la chance aux équipes de disposer d'un peu de temps pour renverser la situation. Quels que soient les événements, je pense qu'il faut toujours laisser une chance à l'adversaire.

Contre l'Italie, le match a-t-il été plus serré que vous l'attendiez ? Oui, mais la préparation a été facile pour moi, car mes joueurs évoluant dans le Campionato prenaient ce match très à cœur. Bien qu'exceptionnellement concentrés, ils ont là encore eu du mal à concrétiser cette domination. Je dois avouer qu'aux tirs au but j'ai pensé : "Le moins concentré, mais surtout le moins lucide va perdre". Et c'est arrivé. C'est un match exemplaire dans le parcours de l'équipe de France, surtout en première mi-temps. Elle a vraiment surclassé les Italiens, comme jamais elle n'y était parvenue.

Pour l'épreuve des tirs au but, aviez-vous désigné les joueurs avant ou à la fin du match ? Je n'avais désigné personne avant, précisément parce que beaucoup de joueurs évoluaient en Italie. Ensuite, notre premier tireur était Youri Djorkaeff. Face à son pote Pagliuca dans les buts, il s'est très logiquement retiré. J'avais une liste de joueurs parmi lesquels les jeunes Thierry Henry et David Trezeguet. Puis tout de suite, un, deux, trois, quatre, cinq joueurs se sont désignés ! Aucune discussion. Cela peut sembler aléatoire, mais honnêtement on ne choisit pas n'importe qui, tout est calculé. Quand personne ne s'attend à être désigné ainsi, la concentration est immédiate. Toute l'équipe s'est resserrée et cela s'est parfaitement bien passé.

Vous intervenez durement à la mi-temps du match contre la Croatie, est-ce salutaire ? Les Croates avaient une très belle équipe, technique, talentueuse. A la 20ème minute nous étions très mal. Je suis donc intervenu. Mais dès mon retour sur le terrain, nous prenons un but. Je me tourne alors vers Philippe Bergeroo, mon entraîneur-adjoint : "Je crois que j'ai tapé un peu fort". Ça se joue à peu de choses, les mots peuvent être extrêmement déstabilisants. Mais à peine avais-je fini de lui parler qu'il y a cette égalisation ! La deuxième période a été un grand moment. L'équipe de France s'est subitement réveillée et a pris une dimension fantastique.

Si vous deviez définir la finale ? Je dirais : une grande fierté. Nous avions le bonheur de rencontrer les meilleurs joueurs du monde. Je me rappelais de certaines rencontres depuis 1958... Pendant 48 heures, une atmosphère fantastique a plané autour de ce match. Et il y avait une implication importante dans la concentration, dans la mise en place. Les joueurs étaient dans un climat de réussite. On attendait cette finale avec tellement d'impatience ! Au dernier entraînement, le matin du match, il a même fallu que je dise : "Calmons-nous, c'est ce soir qu'on joue !"

Les incertitudes concernant la présence de Ronaldo vous ont-elles perturbé ? Pas du tout. J'ai beaucoup d'admiration pour Monsieur Zagallo, un homme fantastique, un grand joueur, avec un tel palmarès ! Je lui ai dit qu'il me faudrait deux vies pour égaler sa carrière. Connaissant ses principes, j'ai pensé qu'il se passait sûrement quelque chose. Tout le monde était convaincu que Ronaldo serait là, et il l'a bien été. Sa présence ne nous a pas déstabilisés du tout.

Contrairement au match contre la Croatie, face au Brésil vous avez rapidement compris ? On savait très bien comment faire, beaucoup de choses avaient été mises en place très simplement. Il valait mieux voir ces merveilleux techniciens le plus loin possible de notre but, ne pas les laisser nous aborder dans les surfaces décisives. Ils nous ont fait mal en deuxième mi-temps. A 2-0, on a eu une période extrêmement dure, à cause de Ronaldo notamment. Mais la présence des uns et des autres était tellement grande, le surpassement tellement fort ! Il fallait ça pour battre cette équipe.

Durant le match, vous êtes-vous dit : "On tient le bon bout" ? Non, jamais. Je suis bien placé pour savoir que tout va très vite face à de grands joueurs capables de renverser des situations, de vous faire douter même avec deux buts d'avance. C'est seulement quand Emmanuel Petit a marqué le troisième but en fin de match que je me suis dit : "Ça y est ! Nous sommes champions du monde !"

Au coup de sifflet final, que s'est-il passé dans votre esprit ? Quelque chose qu'aujourd'hui encore je ne sais pas définir, comme une coupure. A présent, je m'en souviens bien, mais sur le coup non. Ma hantise était de ne pas avoir salué M. Zagallo, pourtant je l'avais fait, j'étais allé l'embrasser. Qui m'a emmené voir les gens de mon village placés dans le virage opposé ? Qui m'a soulevé ? Je ne savais pas. A présent, quand j'évoque France 98, il me faut 48 heures de récupération ensuite (rires). Je vais continuer à cogiter après notre entretien ! Ca y est : je suis reparti dans ma Coupe du Monde.

Ravivons vos souvenirs... (on lui tend le trophée). Vous souvenez-vous du moment où vous l'avez brandi ? Ça c'est fantastique ! Oui, je me souviens, sur l'estrade, toute ma vie a défilé. Je suis un grand privilégié, car beaucoup de mes copains ont fait des carrières formidables, ont été de grands entraîneurs, mais n'ont jamais connu ce bonheur suprême. L'instant sportif fut fantastique à partager avec l'équipe et le staff. Et puis, il y a ce grand moment d'échange, de partage projeté dans le public, et pas seulement dans le monde du foot : toute la France était dans la rue.