vendredi 22 avril 2016, 15:05

Sampaoli : "Je suis connecté au football 24 heures sur 24"

"Tibia péroné" est probablement l'une des expressions qui font le plus peur dans le monde du sport. Deux mots qui, dans la bouche d'un médecin, sont synonymes de deux autres : mauvaises nouvelles. À 56 ans, Jorge Sampaoli peut s'exprimer sur cette question en connaissance de cause. Avant même qu'il ne débute sa carrière en première division, une fracture de ces deux os a mis fin à sa carrière. "Il n'arrêtait pas de pleurer", confient ceux qui connaissaient l'Argentin à l'époque.

Il avait 19 ans, la rage de réussir et des rêves plein la tête. Il les réalisera finalement sur le banc, dans des conditions particulières. Sans une carrière professionnelle pour lui permettre de survivre, le natif de Casilda, dans le centre de l'Argentine, a dû travailler comme employé de banque et fonctionnaire préposé à l'État civil pour financer sa passion d'entraîneur en amateurs. Il s'est forgé une réputation aux échelons inférieurs du football argentin, s'est battu contre les préjugés et son manque d'expérience dans le football de haut niveau. Et il a gagné.

Aujourd'hui, celui qui a remporté la dernière Copa América avec le Chili en 2015 fait partie de l'élite des entraîneurs à l'échelle mondiale. Preuve en est : il a été nominé pour la récompense d'Entraîneur de l'Année FIFA pour le football masculin à l'occasion du FIFA Ballon d'Or 2015, privilège partagé avec Luis Enrique et Pep Guardiola. Quand on lui demande de quoi sera fait son avenir après avoir quitté la Roja, il plante le décor : "Je n'ai jamais écouté ceux qui me disaient que je ne pouvais pas y arriver", explique au micro de FIFA.com le premier et seul entraîneur sud-américain à ce jour nominé au FIFA Ballon d'Or pour son travail effectué sur son continent natal.

Jorge, pourquoi est-il si difficile d'être reconnu au niveau international quand on travaille dans le football sud-américain ? Cela est dû au nombre d'électeurs de chaque région : Asie, Afrique… il y a énormément d'endroits où l'on s'intéresse avant tout au football européen, ce qui réduit les possibilités d'analyser notre football. Un club qui battrait Barcelone en finale de la Coupe du Monde des Clubs pourrait éventuellement susciter un intérêt en Europe, en Asie ou en Afrique. Ce que nous avons réussi avec le Chili a été très important de ce point de vue, y compris les matches que nous avons joués à l'étranger. Nous avons réalisé de belles prestations contre l'Angleterre, l'Allemagne, le Brésil ou l'Espagne. Cela contribue à ce que les gens s'intéressent à nous.

Où étiez-vous quand vous avez appris votre nomination ? J'étais au Chili. Ce fut un moment très fort. Vraiment, je n'arrivais pas à y croire. J'étais très ému car ça m'a fait repenser aux situations difficiles voire traumatiques que j'ai vécues dans ma carrière. J'ai pensé à mon encadrement technique et à tout le travail que nous avons réalisé. J'ai pensé à cela et aux joueurs, bien sûr, car sans eux je ne serais pas là.

À la différence d'autres entraîneurs reconnus à l'échelle mondiale, vous n'avez pas effectué de carrière de joueur professionnel. Comment avez-vous réussi à imposer vos idées dans un milieu où les préjugés ont la peau dure ? J'ai fait le chemin inverse. Quand je me suis fixé l'objectif de travailler dans le football international, je connaissais mes possibilités, mais je savais également que mon crédit était très limité. C'est pourquoi j'ai essayé, c'était ma stratégie en tout cas, de "coloniser" un peu l'esprit des joueurs, en leur faisant savoir avant toute chose que j'étais une personne connectée au football 24 heures sur 24. Certes, je n'ai jamais côtoyé un vestiaire de première division, mais je l'ai fait dans le football amateur. J'ai réussi à transmettre cette essence qui est aujourd'hui éloignée du football, et cela m'a permis de franchir les paliers. Aujourd'hui, je suis un entraîneur qui ne s'intéresse qu'aux fondements de ce qui touche exclusivement à la connaissance du football.

D'où la phrase tatouée sur votre bras gauche : "Je n'écoute personne, je ne fais comme personne, car une grande partie de ce qui est interdit m'aide à vivre" ?* (extrait de la chanson Prohibido, du groupe argentin Callejeros*). Tout à fait. Si j'avais écouté ce qu'on me disait, je n'aurais jamais essayé de rivaliser avec tous les anciens joueurs qui voulaient être entraîneurs. Moi, évidemment, je n'avais pas beaucoup de moyens contre toute la structure du football. Mais je n'ai pas écouté et j'ai essayé d'approcher les présidents et les dirigeants d'une autre façon. Si j'avais écouté ce qu'on me disait, je serais resté à Casilda à travailler dans une banque. Mais la rébellion veut aussi dire ceci : ne pas croire ceux qui vous interdisent, ne pas être soumis. Dans les équipes avec lesquelles j'ai travaillé, cette rébellion faisait partie de la structure. Cette phrase m'est restée gravée. C'est pour cela que je me la suis fait tatouer.

Parlons de la gestion du vestiaire. Comment vit-on avec des joueurs aussi jeunes, aussi prestigieux et d'origines aussi diverses ? En apprenant à partager chaque situation, chaque cas individuel, sans généraliser parce que, on le sait, nous sommes tous différents. En essayant de leur faire comprendre qu'au-delà des tentations qu'ils peuvent avoir, il y a une autre tentation parallèle : le football. Jouer, se divertir, s'amuser. Dans ce contexte de comparaison, nous essayons non pas de rivaliser avec les tentations, mais de faire comprendre aux garçons que le fait d'être protagoniste, de ne pas avoir peur de la défaite et de ne pas se sous-estimer, tout cela peut aussi être tentant. Au Chili, les joueurs ont rapidement adhéré à ce message et même si chacun peut avoir un ressenti différent hors du terrain, dans un match tous se donnent à la vie à la mort.

D'un point de vue footballistique, qu'est-ce que Sampaoli a apporté au Chili qui est devenu champion d'Amérique ? Quand je suis arrivé, j'ai conservé le style direct, agressif et offensif mis en place par Marcelo Bielsa, en essayant toutefois d'ajouter une dose de contrôle. Nous avons commencé à défendre beaucoup plus avec le ballon. Cela a donné encore plus d'assurance à l'équipe pour pouvoir faire plier l'adversaire à chaque match. Nous avons suscité un dévouement et une adhésion extrêmes qui nous ont permis d'être compétitifs contre n'importe qui.

Cela fait déjà trois mois que vous n'êtes plus sélectionneur du Chili. Comment vous occupez-vous ? Je regarde des matches. C'est difficile à supporter d'une certaine manière, car pendant longtemps, j'ai été lié à mon activité professionnelle de façon ininterrompue. Maintenant, je regarde beaucoup de football, je parle avec les gens, j'analyse les championnats. Je n'ai pas d'équipe à diriger, mais je reste informé en prévision de ce que l'avenir me réserve.

Qu'est-ce qui vous inquiète le plus dans une période comme celle-ci ? Ce qui me plaît le moins, c'est l'incertitude. Le fait de ne pas savoir où je vais être et avec qui je vais devoir travailler dans un futur proche. Mon nom circule sans arrêt comme prochain entraîneur possible de telle ou telle équipe. Mais il n'y a rien de concret là-dedans. La vérité, c'est que je ne sais pas où je vais aller. J'espère seulement avoir l'option la plus intéressante possible.

Après tout ce que vous avez vécu, imaginez-vous diriger un jour l'Argentine ? Je ne sais pas. Ça ne dépend pas de moi. N'importe quel entraîneur argentin, quel que soit son projet sportif sur la planète, s'il est appelé pour diriger la sélection, il ne pourra pas dire non. C'est le summum. Il faut espérer, mais il faut également être cohérent : il y a des processus qui sont en marche, il y a des phases… on ne sait jamais. Si on me propose, je ne pourrai pas dire non.