dimanche 27 septembre 2020, 07:37

Gentile : "Un défenseur doit être intraitable sans être méchant"

À l'occasion de l'anniversaire de Claudio Gentile le 27 septembre, FIFA.com vous propose de redécouvrir l'interview que le défenseur italien nous avait accordée pour évoquer la victoire de la Nazionale à Espagne 1982.

Le défenseur rugueux de la Juventus et de la Squadra Azzurra a su tenir en respect tous ses adversaires, ouvrant la route du succès à l'Italie. Il nous confie ses souvenirs de cette victoire lors de la Coupe du Monde de la FIFA 1982.

Claudio, quelle signification la Coupe du Monde de la FIFA a-t-elle pour vous ?

Disputer une Coupe du Monde est le point culminant d'une carrière, le rêve de tout joueur. Je pense que celui qui a cette chance se donne à fond pour se mettre en valeur, pour gagner.

Avez-vous encore des contacts avec vos coéquipiers champions du monde en 1982 ?

Bien sûr, nous sommes restés en contact. Certains sont devenus entraîneurs, d'autres dirigeants de club ou encore consultants pour la télévision. Nous nous voyons encore régulièrement.

Suiviez-vous une préparation mentale ou physique spécifique avant l'entame de chaque compétition ?

Notre équipe savait comment préparer les grands rendez-vous. Nous avions déjà disputé une très belle Coupe du Monde en 1978. Cette année-là, les journalistes avaient claironné que nous étions la meilleure équipe, mais nous n'avions terminé que quatrièmes. En 1982, nous avons adopté une approche plus pragmatique : nous étions venus pour gagner, et le beau jeu était accessoire.

Paolo Rossi partage la même opinion. Il pense que les jalons de la victoire de 1982 ont été posés en 1978.

Sans aucun doute. En 1978, l'équipe possédait la bonne mentalité, ce qui n'avait pas été suffisant pour gagner. Nous avions bien joué et avions été les seuls à battre l'Argentine, pays hôte et finalement champion. Le talent était donc là, et nous nous sommes imposés en 1982.

Vous étiez plus connu pour votre style de jeu sans fioritures que pour votre bagage technique. Cela vous gênait-il ?

Non, non, cela ne me gênait pas du tout. D'autant plus que j'avais la réputation d'être un joueur rugueux mais pas vicieux. Je n'ai jamais été expulsé pour brutalité. Disons que j'étais un garde du corps. Un défenseur doit se montrer intraitable sans être méchant. Cette réputation ne m'irritait donc pas, très honnêtement. Cela aurait été différent si j'avais eu une étiquette de joueur vicieux.

Vous avez acquis la réputation d'un joueur rugueux alors que vous vous appelez Gentile ("gentil" en italien). La presse adorait sans doute ce paradoxe...

Oui, les journalistes ne se privaient pas de faire des jeux de mots avec mon nom. "Pas si Gentile", "Gentile en dehors du terrain, mais pas dessus"... Cela ne m'ennuyait pas. Je pense en revanche que cela a influencé nombre de mes adversaires.

Vous ne montiez guère à l'attaque. Était-ce parce que vous suiviez les consignes de l'entraîneur, par choix personnel ou parce que le football était comme cela à l'époque ?

Eh bien, l'entraîneur me donnait une tâche à accomplir, qui était de marquer un joueur spécifique. Lors de la Coupe du Monde 1982, j'ai par exemple marqué Maradona et Zico à la culotte. C'est pour ça que le sélectionneur me donnait pour mission de réduire au silence un adversaire dangereux. Et rien ne pouvait me déconcentrer de cette tâche.

Ce n'est plus le cas dans le football moderne, où les arrières latéraux doivent pouvoir attaquer aussi bien qu'ils défendent. Êtes-vous d'accord ?

Oui. J'ai lu récemment une interview de Beckenbauer qui dit que des joueurs comme Ronaldinho ou Adriano doivent être pris en marquage individuel. Dans certaines situations, le marquage individuel est indispensable. Si vous laissez le joueur vedette de l'équipe adverse manœuvrer à sa guise, vous laissez l'avantage à votre adversaire. Si vous placez un homme sur lui, vous neutralisez en partie l'équipe adverse.

En 1982, la Squadra Azzura se qualifie pour le second tour à la faveur de trois matches nuls. Comment expliquez-vous un départ aussi laborieux pour une équipe aussi brillante en 1978 ?

Le départ avait été pénible parce que nous étions encore émoussés par la phase de préparation au tournoi qui s'était apparentée à des travaux forcés. Mais cette préparation avait été spécialement étudiée pour monter en puissance lors des tours suivants. Une stratégie qui a porté ses fruits, puisque après des débuts hésitants, l'Italie a formidablement joué et gagné de façon méritoire contre l'Argentine, le Brésil, la Pologne et enfin l'Allemagne.

Lors du premier tour, tout repose donc sur les épaules des défenseurs ?

Oui, parce qu'un Paolo Rossi, par exemple, n'est vraiment entré dans le tournoi que contre le Brésil. Comme certains joueurs devaient encore trouver leurs marques, les défenseurs étaient mis à contribution plus que d'ordinaire pour contrer les équipes adverses. Mais nous nous sommes qualifiés et c'était l'essentiel.

Contre l'Argentine, vous écopez d'un avertissement au bout de dix minutes. Essayiez-vous d'impressionner l'adversaire en disant "Attention, je suis là" ?

Un défenseur doit trouver une façon de marquer sa présence. Sur un type rapide comme Maradona, aucun défenseur n'était à l'abri d'un carton. L'essentiel était de ne pas commettre de faute méchante. Après le début du match, la situation s'est améliorée parce que je n'ai plus commis autant de fautes. Nous avons gagné, ce qui était le plus important.

Vous avez joué contre Maradona et Zico. Pouvez-vous les comparer ?

Je dirais que Maradona jouait de façon individuelle, presque tout le jeu argentin transitant par lui. Zico, en revanche, était plus collectif, cherchait à créer de l'espace pour ses coéquipiers. Je le considère donc comme un joueur plus complet. Mais Maradona était plus décisif, car il pouvait faire basculer le match à lui seul. Il était plus difficile de marquer Maradona que Zico, cela ne fait aucun doute, parce que Maradona allait au contact direct de son adversaire. Balle au pied, il venait directement à votre rencontre.

Avant le match contre le Brésil, vous croyez d'abord que vous allez marquer Eder. Puis, à la dernière minute, Bearzot décide de vous mettre sur Zico. Cela vous a-t-il déstabilisé ?

Cela a été un coup de génie de Bearzot. Je venais de jouer contre Maradona et je m'étais plutôt bien tiré d'affaire. Mais il ne voulait pas me mettre la pression en disant que j'allais à nouveau devoir marquer un joueur important. Il m'avait donc fait croire que je jouerais sur Eder. Puis, à cinq minutes du début du match, il est venu me dire : "Finalement, j'ai changé d'avis, tu vas marquer Zico". Je n'ai même pas eu le temps de réaliser avant d'entrer sur le terrain. Bearzot m'avait très intelligemment protégé de la pression psychologique.

Les caractéristiques techniques spécifiques de vos adversaires étaient-elles importantes ? Certains types de joueurs vous donnaient-ils plus de fil à retordre ?

Très franchement, je savais précisément ce que je devais faire quand je devais marquer un adversaire. Je travaillais en ayant étudié son style de jeu. C'est ce que j'avais fait avec Maradona, même si je le connaissais déjà et savais comment il jouait. Pour le reste, que le joueur soit grand ou petit, mince ou gros, je faisais simplement mon boulot le mieux possible.

Venons-en à la finale. Quel est votre meilleur souvenir de ce match contre l'Allemagne ?

Je ne peux dire qu'une seule chose, c'est que nous avions foi en nos qualités. Ce n'était pas de la prétention, mais nous étions convaincus de remporter cette Coupe du Monde, parce que notre forme mentale et physique était éblouissante. L'Allemagne, à l'opposé, était moins fringante. Même après avoir manqué un penalty, l'équipe n'a pas baissé les bras. Puis, nous avons marqué trois fois en deuxième mi-temps. Nous méritions cette victoire.

Est-ce le genre de match que vous appréciiez ?

Oui, les rencontres contre l'Allemagne - traditionnellement un grand pays de football - étaient toujours de grands matches. Les Allemands sont très forts, mais toujours sportifs : quand le match est fini, on se serre la main.

Le défenseur qui réalise un tacle parfait ressent-il la même jubilation que l'attaquant qui marque un but ?

Je pense qu'un défenseur obtient la même satisfaction qu'un buteur lorsqu'il met son adversaire sous l'éteignoir. Lorsque vous muselez un joueur de classe mondiale, vous savez que vous avez pris une part importante dans la victoire de votre équipe.

Pendant un match, un défenseur s'aperçoit-il qu'il est en train de prendre le pas sur son adversaire ?

Oui, absolument. Lorsque vous prenez la mesure de votre attaquant, lorsque vous vous apercevez que tout va comme sur des roulettes, votre confiance grandit et vous jouez bien pendant le reste du match. A l'inverse, si vous êtes en difficulté dès le début du match ou si l'équipe adverse marque, vous vous retrouvez sur le mauvais pied.

Aviez-vous pour habitude de parler au joueur que vous marquiez ou restiez-vous silencieux ?

Nous parlions parfois, et il nous arrivait d'échanger des noms d'oiseau ! Mais cela fait partie du jeu. Le plus important est qu'on se serre la main et qu'on oublie tout au coup de sifflet final.

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Le football a-t-il changé depuis votre époque ?

Le football a considérablement évolué, il est devenu une discipline plus athlétique et moins technique qu'à mon époque. Ce qui a pour conséquence d'offrir moins de spectacle. Mais récemment, on a noté une inversion de la tendance. Certaines équipes tentent de revenir à un style de jeu plus technique, moins physique.

Gentile serait-il un défenseur central ou un milieu de terrain défensif aujourd'hui ?

Les deux. Soit un défenseur central en marquage individuel, soit un garde du corps au milieu du terrain.

Le Trophée de la Coupe du Monde de la FIFA est-il comme les autres trophées ?

Non, c'est assurément le trophée le plus important du football. La Ligue des Champions est très importante, tout comme les championnats nationaux, mais la Coupe du Monde reste entourée d'une fascination, d'une aura unique.

Il régnait sans doute une ambiance fantastique dans les vestiaires de Madrid après votre victoire...

Vous savez, lorsque vous remportez une Coupe du Monde, vous célébrez la victoire jusqu'au bout de la nuit, puis le lendemain... Et cela continue pendant des mois, parce que les gens vous rappellent sans cesse ce qui s'est passé, l'importance de ce titre pour eux et pour vous...

Que ressentiez-vous alors que vous êtes rentrés en Italie en avion présidentiel ?

Nous sommes rentrés à Rome avec le Président de la République Sandro Pertini, avons dîné avec lui et fait la fête ensemble ! C'était un moment important pour l'Italie en tant que nation de football, mais aussi en tant que nation tout court. Cette victoire a aussi donné une image plus positive de notre pays, qui, en dehors du sport, avait fait face à pas mal de critiques. Et cela nous a rendus fiers.

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Paolo Rossi dit que le moment le plus émouvant reste pour lui le coup de sifflet final, lorsqu'il a vu des centaines de drapeaux italiens s'agiter.

C'est vrai, mais il y a eu tant de moments comme cela : lorsque nous avons reçu le trophée, lorsque nous sommes allés à Rome... A notre sortie de l'aéroport il y avait des dizaines de milliers de personnes sur la route ! Et cela a continué ensuite. Les gens étaient si gentils ; ils nous faisaient réaliser l'importance de ce titre.

Cela témoignait d'un véritable amour du football. Existe-t-il toujours en Italie ?

Oui, les gens continuent à adorer le foot. Disons que le football donne aux joueurs comme aux supporteurs l'occasion d'exprimer et célébrer leur joie devant le monde entier. C'est ce qu'il advient lorsque vous gagnez.

Voyons si cette œuvre du sculpteur italien Silvio Gazzaniga ravive vos souvenirs.

(Le trophée en main) Oui, je m'en souviens très bien. J'avais toujours rêvé de le brandir un jour, après l'avoir vu entre les mains de grands joueurs comme Pelé, Beckenbauer, Passarella en Argentine. Je me disais "pourquoi pas moi ?". Alors quand je l'ai tenu à mon tour, cela a été un moment très spécial. Ce Trophée est une grande source de fierté, qui enrichit toute la carrière d'un joueur. J'en ai un modèle réduit, que la Fédération nous a donné. Parfois, je le regarde : il me rend heureux.

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